Assurément, c’est un Forum de l’ESS qui fera date. La ville de Niort, l’une de nos grandes capitales régionales de l’économie sociale et solidaire, accueillait la semaine dernière le 10e Forum national de l’ESS, bercé par un doux soleil d’hiver en bordure de la Sèvre niortaise. Mieux, Niort célébrait aussi les 10 ans de la Loi ESS de 2014, fondatrice d’un socle commun aux cinq grandes familles de l’économie sociale et solidaire : les associations, les mutuelles, les fondations, les coopératives et les sociétés commerciales de l’ESS. Toutes unies en 2024, comme en ont témoigné les ateliers participatifs, les visites apprenantes ou les conférences, à commencer par cette table ronde sur les 10 ans de la Loi ESS, que j’ai eu l’honneur d’animer.
En guest star, évidemment, Benoît Hamon, initiateur de la loi de 2014, aujourd’hui directeur général de l’ONG Singa. Mais aussi Claire Thoury, présidente du Mouvement Associatif, applaudie comme souvent tant son verbe porte haut, aux côtés d’Eric Chenut, président de la Mutualité française, de Marion Lelouvier, présidente du Centre français des Fondations, et de Jérôme Saddier, président de CoopFR et d’ESS France. Les familles de l’ES rassemblées en un panel d’exception, me disais-je, tant il est rare de les recevoir ensemble. Erreur, m’ont-elles rapidement fait savoir : ce ne sont pas « les », mais « la » famille de l’ESS qui se trouvait rassemblée ce soir-là. Mais pour dire quoi ? Et à qui ? Tout à coup, les échanges prennent un sacré relief.
L’ESS est par nature une économie politique
L’ambiance est chaleureuse. La salle attentive comme jamais. Et les paroles fusent. Claire Thoury, la première, pose le débat sur le terrain politique : « Après la loi de 2014 qui nous a rassemblés voilà dix ans, pourquoi on reste ensemble ? Qu’est ce qu’on veut faire ensemble ? Quels sont nos objectifs de conquête, nos buts de guerre ? Que va-t-on actionner collectivement » ? Et de dénoncer un modèle de société aberrant : « Est-il normal que des individus s’enrichissent sur le dos des personnes âgées ou sur le dos des bébés » ? L’ESS a autre chose à proposer !
Eric Chenut renchérit : « La Mutualité ne se résume pas à rembourser des lunettes et des dents. Au XIXᵉ siècle, quand des structures ouvrières ont mis en place des caisses de prévoyance, c’était pour s’extraire de l’aléa et de la misère face à un accident de la vie ou un pépin de santé. C’est ça, faire mutualité ». Un levier d’émancipation individuelle et collective, hélas trop oublié du grand public. Et parfois mêmes des décideurs politiques, qui traitent de plus en plus les citoyens comme des consommateurs de l’action publique. « Nous pensons qu’il faut restaurer la citoyenneté sociale, reprend Eric Chenut, et pour cela rappeler le lien entre les cotisations sociales, fiscales, mutualistes que l’on paye, qui sont le socle d’une garantie de protection où tout le monde protège tout le monde ». Voilà un projet de société, un projet politique !
Face au RN, préparer le temps des tempêtes
Benoit Hamon entraîne alors le débat vers le combat de 2027 et l’hypothèse « sérieuse » que l’extrême-droite l’emporte : « Un point de bascule vertigineux » ! Mais l’économie sociale et solidaire, « c’est l’économie qui aspire à réparer des inégalités, elle n’a rien à voir avec un camp politique qui revendique que les inégalités sont naturelles. C’est une économie qui fait entrer la démocratie dans un atelier : elle n’a rien à voir avec un camp politique qui considère que l’ordre juste, c’est quand les dominés dominent et quand les dominés se taisent. C’est une économie qui n’a rien à voir avec ceux qui portent le climato scepticisme au cœur de leur projet. Clairement, l’ESS est un lieu de résistance totale, absolue, à l’extrême-droite et à ses valeurs ». L’ESS doit donc revendiquer, s’armer et entrer déjà en résistance.
Comment préparer le temps des tempêtes ? L’expression de Benoît Hamon est forte. « Oui, des tempêtes, poursuit-il. Parce que, si cela advient en 2027, l’offensive sera totale contre le secteur associatif. Contre la Fédération des acteurs de la solidarité. Elle sera totale parce que nous incarnons collectivement la résistance à ce modèle. Nous serons sur la liste noire des lieux de résistance, des espaces de liberté et d’émancipation qu’ils voudront combattre ». Si tel est notre horizon, des questions graves se poseront aux responsables associatifs : iront-ils négocier à Matignon avec un Jordan Bardella Premier ministre, ou avec le ministre d’un gouvernement RN ?
« Je veux savoir si cela change quelque chose pour vous, si Le Pen est élue », insiste Benoît Hamon, devant une salle de 500 places, pleine à craquer de militants venus de toutes les régions de France. Est-ce que cela change fondamentalement quelque chose ? Parce qu’en fait, si vous continuez à demander subventions, à déposer des amendements, à demander la Légion d’honneur, si vous continuez à faire comme avant, je peux comprendre. Mais en tant que dirigeants associatifs, vous avez des fonctions de représentation et d’expression au nom des autres. Et nous, dirigeants, quand nous faisons de la politique – et pas de la politique partisane – nous disons quelque chose sur la société ».
Prochain Congrès de l’ESS en juin 2024
Marion Lelouvier se projette pour sa part sur les atouts de l’ESS : « Nous voulons restaurer une société de l’apaisement, une société du lien où chacun a sa place pour être acteur, créateur, donateur, utilisateur, usager et bénéficiaire, selon son âge et ses besoins ». La jeune génération ne s’y trompe pas, puisque l’on compte de plus en plus de jeunes donateurs et de jeunes bénévoles. Mieux, sous l’impulsion de la France, l’ESS compte désormais bien des atouts à l’international, avec la résolution sur l’ESS à l’ONU ou la recommandation de la Commission européenne. « Il faudra nous en saisir pour faire avancer les sujets de l’inclusion, de l’éducation, des communs, des médias et de l’esprit critique ».
Jérôme Saddier répond quant à lui qu’il faut reprendre la bataille culturelle : « La question des imaginaires que l’on véhicule est fondamentale. Que véhicule-t-on comme vision de la société, comme vision de l’économie, comme vision de l’action collective » ? Le prochain Congrès de l’ESS, en juin 2024 ouvrira donc ce travail sur les imaginaires. Quant aux buts de guerre à conquérir, il en cite quatre : le champ de la vulnérabilité des personnes qui doit échapper au pouvoir de l’argent, la protection collective des données personnelles, le rapport de l’entreprise à la société, ainsi que l’aménagement du territoire. « Cela fait 32 ans que nous n’avons pas eu de loi sur l’aménagement du territoire dans notre pays ».
Pendant ce temps, le territoire s’est délité. Au point que trop de personnes se sentent abandonnées dans des territoires ruraux, périurbains ou dans des banlieues populaires. Une porte béante… pour le Rassemblement national.
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