Dimanche 20 août, le monde a perdu un esprit brillant. L’économiste Daniel Cohen nous a quittés, à Paris, ce jour-là, à l’âge de 70 ans. Pourquoi s’intéresser à lui ? Parce que ses contributions à l’économie et son impact sur la société laisseront une empreinte certaine.
Il a peu disserté sur l’économie sociale et solidaire, c’est vrai. Son esprit était plus large que cela. Mais il voyait tout de même dans l’essor de l’ESS « une réponse à une nouvelle période qui s’ouvre aujourd’hui pour l’Etat-providence » : celui-ci s’est construit en se substituant pour partie aux organisations caritatives et découvre aujourd’hui « qu’il ne peut pas tout et qu’il y a un espace qu’il faut occuper ».
Directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, cofondateur et président de l’École d’économie de Paris, son enseignement, ses interventions et son engagement pour la mise en oeuvre de principes économiques favorables au bien commun s’inscrivent dans une logique parfaitement compatible avec les solutions humaines, sociales, écologiques et holistiques que défendent bien des acteurs de l’ESS.
Né en 1953, Daniel Cohen a rapidement émergé comme l’un des esprits les plus éclairés de son temps, contribuant de manière significative à la discipline de l’économie et éclairant les complexités du monde contemporain. Il a conseillé et soutenu des personnalités politiques, comme François Hollande lors de la présidentielle de 2012, puis Benoît Hamon en 2017 [qui avait porté la Loi ESS de 2014].
Spécialiste de la dette souveraine, il a écrit sur la privation des ressources naturelles des États par un capitalisme prédateur. Mais aussi sur la révolution de l’ordinateur et d’internet, qui a réorganisé « à l’échelle planétaire le fonctionnement des entreprises » et transformé les travailleurs en « sous-traitants » qui se concurrencent à l’échelle mondiale. Plus récemment, sur l’intelligence artificielle, il alertait sur le risque « d’une extraordinaire déshumanisation de la relation d’une personne à une autre, d’un médecin à son patient, d’un enseignant à son élève », soulignant l’impérieuse nécessité de ne pas se laisser envahir par le numérique.
Quant à la crise écologique, il disait en 2021 qu’il fallait « aider nos entreprises à tenir le choc de la transition climatique », que « toute l’industrie [allait] devoir être repensée » et qu’il était nécessaire de « repartir des besoins sociaux ».
Dans le journal Le Monde, l’éditorialiste Philippe Escande a évoqué longuement « le plus respecté – et le plus pédagogue – des économistes français ». Dans Alternatives Économiques, Christian Chavagneux dit que Daniel Cohen était un critique de l’économie dominante, mais ne se reconnaissait pas pour autant dans le groupe des hétérodoxes. Daniel Cohen ne sera pas macroniste, écrit-il. « Il faisait partie de ces économistes dont le cœur penchait à gauche comme citoyen, professionnellement formés par un courant mainstream qu’ils critiquent mais avec lequel ils composent ».
L’économiste Thomas Piketty explique que Daniel Cohen voyait l’économie d’une part « comme un élément fondamental de citoyenneté », et le rôle de l’économiste d’autre part comme celui « de pouvoir contribuer à la délibération publique et démocratique, et ce modestement ». L’ex-secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, a salué « un brillant économiste qui éclairait avec talent les enjeux sociaux et économiques. C’était aussi un homme charmant, simple [qui] manquera au débat d’idées. »
Pour l’économiste Julia Cagé, qui fut son élève comme Philippe Askenazy ou Esther Duflo, « Daniel était un grand professeur et homme fabuleux. Ouvert, tourné vers les autres, un passeur d’idées incroyablement cultivé ». Pour lui, l’économie n’avait rien de théorique ; fondamentalement, elle était politique. Un moyen, parmi d’autres, d’éclairer les transformations du monde contemporain, écrit encore Julia Cagé.
Et Julia Cagé de conclure : « Un monde se clôt ».