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Patagonia, Léa Nature : ces patrons qui dépossèdent leurs enfants pour le bien-être de l’humanité

Connaissez-vous « LA » personnalité de l’année ? Il s’appelle Charles Kloboukoff, si, si. En France en tous les cas. Aux États-Unis, c’est sans doute le fondateur de l’entreprise californienne Patagonia, qui retiendra l’attention : le canadien Yvon Chouinard a fait don de son entreprise « à la terre » voilà quinze jours, en léguant ses actions à un trust et à une ONG environnementale. Mais la veille, c’est bien Charles Kloboukoff qui était récompensé par le prix de Personnalité de l’année, lors de la 5e édition du Grand Prix de la Marque Engagée dont Mediatico était partenaire, lors du dernier salon Produrable. Mais qui est donc ce mystérieux Charles Kloboukoff, me direz-vous, qui semble mériter la couverture de Forbes et de Challenges réunis ? Ah, si vous saviez !

Charles Kloboukoff, c’est le fondateur de Léa Nature, la compagnie aux 40 marques de cosmétiques et autres produits naturels et bio, indépendante depuis sa création en 1993, qui emploie 2.000 personnes et dépasse les 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, premier contributeur européen au dispositif 1% pour la Planète et qui a reversé à ce titre 16 millions d’euros à des associations écolo entre 2007 et 2021, et qui ne jure que par une chose : « Chercher la pérennité de nos engagements, de nos actions philanthropiques et de notre engagement d’entreprise à mission environnementale », disait Charles Kloboukoff à Mediatico lors de la remise des prix (voir son interview vidéo).

Alors, après 30 ans de réussite, « plutôt que de fragmenter le capital au fil des générations, comme c’est le cas après les grandes réussites des sociétés, on s’est dit qu’il valait mieux qu’une organisation au service du sens commun soit placée au-dessus de l’entreprise, parce qu’elle sera beaucoup plus éternelle que les entrepreneurs que nous sommes », poursuivait-il. Voilà donc un patron tellement engagé qu’il décide, non pas de transmettre son entreprise à ses enfants par le biais classique de l’héritage, mais de les déposséder – avec leur accord, mais pas sans de très, très longues discussions – pour placer finalement Léa Nature sous la protection d’une « fondation actionnaire » dénommée FICUS, pour “Fonds de soutien aux Initiatives Citoyennes Utopiques et Solidaires”. Une… quoi ?

Une fondation actionnaire, c’est un OVNI juridique en France. De fait, alors qu’il en existe près de 1.300 au Danemark, 1.000 en Suède, 1.000 en Allemagne, 120 en Suisse, la France en compte à peine une vingtaine, indique Virginie Seghers, présidente de Prophil, la société de conseil qui a accompagné Charles Kloboukoff et qui a déjà publié plusieurs études sur les fondations actionnaires. Pourtant, « rien n’a jamais interdit à une fondation de posséder une entreprise », assure le préfet Yannick Blanc. La plus connue est la Fondation des laboratoires Pierre Fabre (le pharmacien n’avait pas d’héritier) ; mais l’on peut citer celle du journal La Montagne (un arrêt de la Cour de cassation en a dessiné les contours en 1991) ; et rappeler que l’entreprise Leroux, bien connue pour sa chicorée, fut transmise par ses fondateurs à une association créée de toutes pièces pour pérenniser sa vocation sociale. Engagement, quand tu nous tiens !

« Les fondations actionnaires sont l’avenir des sociétés à mission », affirme même Virginie Seghers dans une tribune publiée aux Echos. Ce modèle serait-il donc promis à un bel avenir, a fortiori dans le monde des entrepreneurs engagés pour des valeurs sociales et environnementales fortes ? Pas forcément. Dans ce milieu aussi, les entrepreneurs sont divisés.

Voilà trois ans, je me souviens que Frédéric Bardeau, fondateur de l’entreprise sociale Simplon, qui donne des cours gratuits au numérique, annonçait vouloir transmettre son entreprise à une fondation. Quelques jours plus tard, Jean Moreau, fondateur de l’entreprise sociale Phénix, qui lutte contre le gaspillage alimentaire, me disait que cette position était pour lui un non-sens. Nous voici trois ans plus tard. Frédéric Bardeau a créé la Simplon Foundation – qui n’est pas une fondation actionnaire, mais un fonds de dotation – pour lutter contre l’exclusion numérique et sociale. Jean Moreau, lui, vient d’annoncer la semaine dernière la réussite d’une nouvelle levée de fonds de 15 millions d’euros pour se développer à l’international. Car la croissance d’une entreprise passe toujours par une levée de capitaux.

Qu’à cela ne tienne. Les start-ups à impact seront-elles les licornes de demain, autrement dit des startups valorisées plus de 1 milliard de dollars ? C’est ce que se demandait en mai dernier l’institut Ipsos, dans une étude qui dénombrait 10.000 à 15.000 entreprises à impact en France, représentant 400.000 à 900.000 salariés pour un chiffre d’affaires de 15 à 30 milliards d’euros. Rien n’est moins sûr, en réalité. Seules trois licornes françaises sont en effet réputées à impact positif à ce jour : Back Market, Vestiaire Collective et BlaBlaCar. Le point bloquant serait la définition elle-même des licornes, qui repose sur un critère exclusivement financier, relevait Jean Moreau, dans Les Echos.

Pour autant, l’avenir appartient assurément aux entreprises les plus engagées, celles qui sont en correspondance avec les nouvelles attentes écologiques et sociales des usagers, des consommateurs et des citoyens. Quant à la renommée et à la gloire, osons le mot, elle appartient sans nul doute aux fondateurs désintéressés et inspirants, qui décident de faire perdurer leurs ambitions par-delà les frontières du temps. Quitte à déposséder leurs enfants. Pour le bien-être de l’humanité.


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